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Création de MEROPE

  • Photo du rédacteur: Louise de Gastines
    Louise de Gastines
  • 14 oct.
  • 17 min de lecture

Je partage ici les origines de cette réalisation, mon cheminement technique et le récit antique qui m'a inspiré !


Symbole de la honte transcendée issue de la série SEPT SŒURS dans laquelle j'entreprends de réaliser un portrait psycho-magique symbolique en volume de chacun de ces personnages féminins mythiques.




VIDÉO making-off de la création de Mérope - Sculpture en céramique de Louise de Gastines

Des sept sœurs/étoiles de la constellation des Pléiades, Mérope est celle qui se perçoit le moins et dont le scintillement rouge évoque la honte liée à son histoire que l'on retrouve dans la mythologie grecque.


Dans son récit antique on apprend qu'elle épouse un mortel nommé Sisyphe, roi de Corinthe. Pour cet amour, sa famille divine la rejette, la bannit des cieux et la projette entre deux mondes, entre ciel et terre. Ainsi, honteuse et mélancolique, elle transforme sa rancœur en un puissant désir de vengeance et consacre sa magie de déesse à venger sur terre les femmes victimes en punissant les hommes.



Modelage de Mérope - Sculpture de Louise de Gastines

Nous avons à faire ici à une légende archaïque de la femme sorcière dont la littérature regorge de figures à l'image de la déesse maléfique Circé dans l'Odysée d'Homère dont voici un extrait :


« Ô mes amis, j'entends une femme, déesse ou mortelle, chanter avec délices dans l'intérieur de ce palais en tissant une grande toile (les parois en retentissent); hâtons-nous donc d'appeler cette femme.


Il dit, et tous mes compagnons élèvent la voix. Circé accourt aussitôt, ouvre ses portes brillantes, nous invite à la suivre, et tous mes guerriers entrent imprudemment dans le palais. Mais Euryloque, soupçonnant quelque embûche, reste seul sous les portiques. Circé les introduit, et les fait asseoir sur des trônes et sur des sièges ; puis elle môle du fromage, de la farine d'orge et du miel nouveau avec du vin de Pramne, et elle ajoute ensuite à cette préparation des plantes funestes afin que mes compagnons perdent entièrement le souvenir de leur patrie. Quand elle leur a donné ce breuvage, qu'ils boivent avec avidité, elle les frappe de sa baguette et les enferme dans l'étable ; car mes guerriers étaient alors semblables à des porcs par la tête, la voix, les poils et le corps, mais leur esprit conserva toujours la même force. Malgré leurs gémissements, ils sont enfermés dans une étable. Circé leur jette pour nourriture des glands, des faines et des fruits du cornouiller, seuls mets que mangent les porcs qui couchent sur la terre. »



Dans la mythologie, les figures antiques sont souvent associées à diverses histoires, pour imaginer Mérope l'invisible, je me suis inspirée du récit de son existence contée dans Les Métamorphoses d'Apulée. Roman latin également connu sous le titre L'Âne d'or (Asinus aureus) écrit au IIe siècle en Algérie.




Le récit d'Aristomène : l'histoire fantastique de Socrate

(3) Mais il est bon aussi que vous sachiez qui je suis, quel est mon pays et ma profession. Je suis d'Égine. Je fais le commerce de miel d'Etna, fromages et autres denrées qui forment la consommation habituelle des auberges. La Thessalie, l'Étolie, la Béotie, sont le cercle de mes tournées; je les parcours en tout sens. (4) Ayant donc appris qu'à Hypate, ville capitale de toute la Thessalie, il y avait un grand marché à faire sur des fromages nouveaux d'un goût exquis, je m'y dirigeai en toute hâte, bien résolu à acheter toute la partie. (5) Mais je m'étais mis en route du pied gauche, et, comme de raison, je manquai cette bonne affaire. Dès la veille, un gros spéculateur, nommé Lupus, avait tout accaparé. La nuit commençait à tomber, et las de m'être tant pressé pour rien, je me rendis aux bains publics. (I, 6, 1) Tout à coup, j'aperçois Socrate, un de mes compatriotes, assis à terre, couvert à moitié des restes d'un méchant manteau, et devenu méconnaissable à force de maigreur et de malpropreté. Il avait tout l'air d'un de ces rebuts de la fortune qui vont mendiant par les rues. (2) C'était un ami, une vieille connaissance, et pourtant je l'abordai sans être bien sûr de mon fait. Hé ! mon pauvre Socrate, lui dis-je, que veut dire ceci ? quel extérieur misérable ! quelle abjection ! chez toi on t'a cru mort; on a pleuré, on a crié dans les formes. Il a été pourvu à la tutelle de tes enfants par acte de l'autorité provinciale. (3) Ta femme, après t'avoir rendu les derniers devoirs, après s'être consumée longtemps dans les larmes, au point qu'à force de pleurer ses yeux ont failli perdre la lumière; ta femme, dis-je, cède enfin aux instances de ses parents; ta maison va voir, au lugubre appareil du deuil, succéder la fête d'un nouvel hymen. Et toi, je te retrouve ici (j'en rougis moi-même) sous l'apparence d'un spectre plutôt que d'un habitant de ce monde. (4) Aristomène, me dit-il, en es-tu donc à savoir ce que c'est que la fortune, et ses caprices inexplicables, et ses hauts et bas si brusques, si imprévus ? En disant ces mots, et pour cacher la rougeur de son front, il ramenait sur sa face un pan de ses haillons rapetassés, laissant à nu le reste du corps, de la ceinture en bas. (5) Je ne pus tenir à ce spectacle de misère. Je lui tendis la main, et m'efforçais de le faire lever; mais il s'obstinait à rester assis et à se cacher le visage. (I, 7, 1) Non, disait-il, laisse la fortune jouir jusqu'au bout de son triomphe. (2) Enfin cependant je le décide à me suivre; et, dépouillant ma robe de dessus, je me hâte de l'en revêtir, ou plutôt d'en voiler sa nudité. Je le mets ensuite au bain. (3) Onctions, frictions, j'administre tout moi-même, et je parviens, non sans peine, à faire disparaître l'énorme couche de crasse dont il était comme enduit. Cette toilette achevée, tout excédé que j'étais de fatigue, je le mène à mon auberge, soutenant de mon mieux ses pas chancelants. Là, je le fais entrer dans un lit bien chaud; et bon dîner, bon vin, douces paroles, je mets tout en oeuvre pour le réconforter. (4) Insensiblement, mon homme se laisse aller à causer et à rire. L'entretient s'anime, et devient même assez bruyant; mais tout à coup un soupir déchirant sort de sa poitrine, et se frappant impitoyablement le front : (5) Misérable ! s'écria-t-il, c'est pourtant ma maudite curiosité pour un spectacle de gladiateurs, dont on faisait grand bruit, qui m'a réduit à cette situation déplorable. (6) J'étais allé, comme tu sais, en Macédoine pour mon commerce : mes affaires m'y ont retenu dix mois, après quoi je revenais la bourse bien garnie. Un peu au-dessus de Larisse, je pris la traverse pour arriver plus vite au spectacle en question; mais voilà que, dans une gorge profonde et écartée, plusieurs bandits, de vrais colosses, se jettent sur moi, et je ne me tire de leurs mains qu'en y laissant tout ce que je possédais. (7) Dans cette extrémité, je vins ici loger chez une hôtesse, nommée Méroé, déjà vieille, mais encore fort engageante, à qui je contai en détail les motifs de mon excursion prolongée, mes alarmes en revenant, et ma catastrophe en plein jour : le tout d'un ton lamentable, et en rassemblant mes souvenirs tant bien que mal. (8) Celle-ci me fit l'accueil le plus gracieux. J'eus gratis un bon souper; puis, dans un accès de tempérament, elle partagea son lit avec moi. (9) Ouf ! une fois que j'eus tâté de sa couche et de ses caresses, impossible de me dépêtrer de cette maudite vieille ! (10) Les pauvres hardes que ces honnêtes voleurs avaient laissées sur mon dos sont devenues sa propriété. Tout y a passé, jusqu'aux minces profits que j'ai pu recueillir en faisant le métier de fripier, tant que j'en ai eu la force. Enfin tu as vu quelle mine je faisais tout à l'heure. Voilà où m'ont réduit ma mauvaise étoile et cette honnête créature. (I, 8, 1) En vérité, repris-je, tu mérites encore pis, s'il y a pis que ce qui t'arrive. Quel odieux libertinage ! Quitter enfants et pénates, pour courir après une vieille peau de prostituée ! (2) Chut, chut, dit-il, portant précipitamment l'index à sa bouche et promenant ses regards autour de lui, comme pour voir s'il n'y avait pas quelque péril à parler. Il y a quelque chose de plus qu'humain dans cette femme. Retiens ta langue imprudente, ou tu vas t'attirer sur les bras une méchante affaire. (3) Oui-dà, m'écriai-je, c'est donc une puissance que cette reine de cabaret ? (4) C'est une magicienne, dit-il; elle sait tout : elle peut, à son gré, abaisser les cieux, déplacer le globe de la terre, pétrifier les fleuves, liquéfier les montagnes, évoquer les mânes de bas en haut, les dieux de haut en bas, éteindre les astres, illuminer le Tartare. (5) Allons donc, lui dis-je, baisse le rideau, plie-moi tout ce bagage de théâtre, et parle un peu comme tout le monde. (6) Veux-tu, me dit-il, un échantillon ou deux de ce qu'elle sait faire ? En veux-tu davantage ? Te dire qu'elle peut enflammer pour elle, non pas seulement les gens de ce pays, mais les habitants des Indes, mais ceux des deux Éthiopies; bagatelles ! ce sont là jeux de son art. Tiens, écoute ce qu'elle a fait ici même, et devant mille témoins. (I, 9, 1) Un de ses amants s'était avisé de faire violence à une autre femme. D'un mot elle l'a changé en castor. (2) Cet animal, qui ne supporte pas la captivité, se délivre de la poursuite des chasseurs en se coupant les génitoires : elle voulait qu'il en advînt autant à son infidèle, pour lui apprendre à employer ses forces ailleurs. (3) Elle avait pour voisin un vieux cabaretier qui lui faisait concurrence : Elle l'a transformé en grenouille; et c'est en coassant du fond de son tonneau, où il barbotte dans sa lie, que le pauvre homme appelle aujourd'hui les chalands. (4) Elle a fait un bélier d'un avocat qui avait un jour plaidé contre elle; il n'avocasse plus maintenant que des cornes. (5) Enfin la femme d'un de ses amants laisse un jour échapper contre elle je ne sais quel propos piquant. La malheureuse était enceinte : chez elle soudain les voies de l'enfantement se ferment; son foetus devient stationnaire; et la voilà condamnée au supplice d'une gestation sans terme. (6) Il y a, de compte fait, huit ans qu'elle porte son fardeau; son ventre est tendu comme si elle devait accoucher d'un éléphant. (I, 10, 1) Mais ce dernier trait et beaucoup d'autres ont fini par attirer sur Méroé l'indignation générale. On convient un beau jour que le lendemain on ira la lapider en masse, pour satisfaire la vindicte publique; (2) mais elle a déjoué le plan par son art. Comme la magicienne de Colchos, à qui un seul jour de répit obtenu de Créon suffit pour réduire en cendres et le palais et la fille et le père, (3) cette autre Médée (c'est elle qui me l'a conté dernièrement, étant dans les vignes) n'eut besoin que d'opérer certaines pratiques sépulcrales autour d'une fosse, et soudain chaque habitant se vit claquemuré dans sa maison par la seule force du charme; et cela, sans qu'il fût possible à personne de forcer une serrure, d'enfoncer une porte, de percer une muraille. Si bien qu'après deux jours de réclusion, (4) c'était à qui proposerait de se rendre; et tous criant à l'unisson, s'engagèrent sous les serments les plus sacrés à ne rien entreprendre contre elle, à la protéger même contre toute violence. (5) Alors elle se laissa fléchir, et leva les arrêts de la ville. Quant à l'auteur du complot, toujours tenu en prison chez lui, par une belle nuit, lui et sa maison, sol, fondations et tout, furent transportés à cent milles de là sur une montagne à pic, où l'on manque d'eau. (6) Et comme il s'y trouvait une ville dont les bâtiments pressés ne laissaient aucune place au nouveau venu dans leur enceinte, elle le planta là en dehors des portes. (I, 11, 1) Mon cher Socrate, repris-je alors, voilà qui est merveilleux, et qui n'est pas aussi gai. (2) La peur me gagne à mon tour, et une peur qui compte. Vraiment je suis dans les transes. Si ta vieille, par ses intelligences surnaturelles, allait être instruite de nos propos ! (3) Eh vite, dépêchons-nous de dormir; et dès que le sommeil nous aura rendu les forces, éloignons-nous d'ici sans attendre le jour, et le plus tôt qu'il nous sera possible. (4) Je parlais encore, que déjà le bon Socrate ronflait de son mieux, sous la double influence de la fatigue et du vin, dont il avait perdu l'habitude. Aussitôt je ferme la porte, j'assure les verrous, puis je me jette sur mon grabat, ayant pris la précaution de l'appuyer contre les battants en manière de barricade. La peur me tint d'abord éveillé et ce ne fut qu'à la troisième veille que mes yeux commencèrent à se fermer. (7) Je venais de m'assoupir. Tout à coup, avec un fracas qui n'annonçait pas des voleurs, la porte s'ouvre, ou plutôt elle est enfoncée par une force extérieure qui brise ou arrache les gonds, (8) culbute ma petite couchette boiteuse et vermoulue, et me fait rouler sur le plancher. Là, je reste à plat ventre, emprisonné sous mon lit qui retombe sur moi et me cache tout entier. (I, 12, 1) Je compris alors qu'il peut y avoir contraste entre le sentiment et sa manifestation extérieure. Souvent la joie fait verser des larmes. Moi, malgré l'épouvante qui m'avait saisi, je ne pus retenir un éclat de rire à cette métamorphose grotesque d'Aristomène en tortue. (2) Tapi cependant sous cette cachette improvisée, je guettais tout inquiet, et en regardant de côté la suite de cette aventure. Je vois entrer deux femmes d'un âge avancé, (3) dont l'une tenait une lampe et l'autre une éponge et une épée nue. Dans cet appareil, elles se placent aux deux côtés du lit de Socrate, qui continuait à dormir de plus belle; (4) et la femme au glaive parle ainsi : Panthia, ma soeur, le voilà ce bel Endymion, ce mignon chéri qui jour et nuit a usé et abusé de moi, pauvrette, (5) et qui fait maintenant si bon marché de ma tendresse. C'est peu de me diffamer, il veut me fuir; (6) et moi, nouvelle Calypso, je n'aurai plus qu'à pleurer dans un veuvage éternel la perfidie et l'abandon de cet autre Ulysse. Puis, me montrant du doigt à sa soeur Panthia : (7) Et cet excellent conseiller, cet Aristomène, qui a tramé cette fuite, et qui, plus mort que vif en ce moment, est là qui nous épie, rampant sous ce grabat, croit-il m'avoir impunément offensée ? (8) Sous peu, dans un instant, tout à l'heure, j'aurai raison de ses sarcasmes d'hier et de sa curiosité d'aujourd'hui. (I, 13, 1) À ces mots je sens une sueur froide circuler sur tout mon corps, un tremblement convulsif me remue jusqu'aux entrailles, et imprime de telles secousses à tous mes membres, que le lit s'agite et semble danser sur mon dos. (2) La douce Panthia dit alors : Que ne commençons-nous, ma soeur, par mettre en pièces celui-ci à la façon des bacchantes ? Ou bien, nous pourrons encore le garrotter bien serré, et le châtrer à notre aise. (3) Non, dit Méroé (car je ne pus méconnaître l'héroïne de l'histoire de Socrate), laissons-le vivre, pour qu'il jette un peu de terre sur le corps de cet autre misérable. (4) Alors, faisant pencher sur l'épaule gauche la tête de Socrate, elle lui plonge dans le cou de l'autre côté l'épée qu'elle tenait, jusqu'à la garde. (5) À l'instant où le sang jaillit, elle le reçut avec précaution dans une petite outre et sans en répandre une seule goutte. Voilà ce que j'ai vu de mes propres yeux. (6) Ce n'est pas tout. Pour ne rien omettre, sans doute, des rites d'un sacrifice, la tendre Méroé enfonce sa main dans la plaie, et, fouillant jusqu'aux viscères de la victime, en retire le cœur de mon malheureux camarade. Le coup lui avait tranché la gorge, et sa voix, ou plutôt un râle inarticulé, se faisait jour, avec l'air des poumons, au travers de l'horrible blessure. (7) Panthia en boucha l'orifice avec l'éponge : Éponge, ma mie, disait-elle, enfant de la mer, garde-toi de l'eau douce. (8) Cela fait, elle relève mon grabat, et, jambe de çà, jambe de là, les voilà qui s'accroupissent sur moi l'une après l'autre, et, lâchant leurs écluses, m'arrosent à l'envi d'une eau qui n'était pas de senteur. (I, 14, 1) À peine ont-elles repassé le seuil, que les battants de la porte se rejoignent, les gonds se replacent, les barres se rapprochent, les verrous se referment. (2) Quant à moi, j'étais gisant à terre, tout haletant, tout trempé de cette dégoûtante aspersion, nu et transi comme l'enfant sort du ventre de sa mère; ou plutôt j'étais à demi-mort, ne me survivant, en quelque sorte, à moi-même, que pour me sentir dévolu au gibet. (3) Que deviendrai-je, lorsque demain on va voir ce pauvre garçon égorgé ? Quand je dirais ce qui en est, personne voudra-t-il me croire ? Un gaillard comme vous ne pouvoir tenir tête à une femme ? (4) Vous aviez du moins la force de crier au secours. Un homme est égorgé, là sous vos yeux, et vous ne soufflez pas ! (5) Pourquoi n'avez-vous pas été victime du même attentat ? Et les auteurs de cette atroce cruauté en auraient laissé vivre le témoin, tout exprès pour la révéler ! Ah ! vous avez échappé cette fois à la mort ! eh bien ! ce sera la dernière. (6) Voilà ce qui passait et repassait dans ma tête. Et cependant la nuit tirait à sa fin. Dans cette perplexité, je jugeai n'avoir rien de mieux à faire que de partir furtivement avant le jour, et de gagner au pied aussi vite qu'on peut le faire à tâtons. (7) Je prends donc mon léger bagage, et, tirant les verrous, j'introduisis la clef dans la serrure. Mais vingt fois je tourne et retourne en tous sens, avant que cette honnête, cette excellente fermeture qui, pendant la nuit, avait si bien su s'ouvrir d'elle-même, voulût enfin me livrer passage. (I, 15, 1) Holà ! quelqu'un, m'écriai-je; allons, qu'on m'ouvre, je veux partir avant qu'il soit jour. Le portier, qui était couché à terre, en travers de l'entrée, se réveille à moitié. (2) Eh ! vous ne savez donc pas, dit-il, que les routes sont infestées de brigands, vous qui parlez de partir à cette heure de nuit ? Si quelque crime vous pèse sur la conscience, si vous avez assez de votre vie, nous n'en avons pas, nous, de rechange à mettre en péril pour l'amour de vous. (3) Mais, lui dis-je, dans un instant le jour va paraître. Et d'ailleurs je suis si pauvre ! qu'est-ce que des voleurs pourraient me prendre ? Ne sais-tu pas, imbécile, que dix contre un, fussent-ils autant d'athlètes, ne peuvent dépouiller un homme tout nu ? (4) Le portier n'avait fait que se tourner de l'autre côté, et déjà s'était à moitié rendormi. Bon ! dit-il; et sais-je moi si vous n'avez pas expédié votre camarade, celui que vous amenâtes hier coucher avec vous; et si vous ne cherchez pas à décamper de nuit pour plus de sûreté ? (5) À ces mots (j'en frissonne encore) je crus voir la terre se fendre, me montrant l'abîme du Tartare et la gueule de Cerbère déjà béante pour me saisir. (6) Je vis bien alors que ce n'était pas par bonté d'âme que Méroé avait épargné mon cou; l'aimable créature me réservait pour la croix. (I, 16,1) Rentré dans ma chambre, je cherchai à la hâte quelque moyen d'en finir avec la vie. (2) Mais je n'avais là sous main que mon grabat pour instrument de suicide. Grabat, lui dis-je, mon cher grabat, compagnon de mes infortunes, témoin avec moi des scènes de cette nuit, (3) seul témoin, hélas ! que je puisse citer de mon innocence devant mes juges, prête-moi ton secours pour descendre plus vite aux enfers. (4) Tout en parlant, je démonte la sangle du fond, je la façonne en manière de hart, je l'assujettis par un bout à l'extrémité d'un chevron qui formait saillie au-dessus de ma fenêtre, et je fais à l'autre bout un nœud coulant. Puis me hissant sur mon lit, pour prendre le fatal élan de plus haut, je passe ma tête dans le noeud; (5) mais au moment où je repoussais du pied le point d'appui, afin que, par le poids du corps et la tension du lien, la strangulation s'opérât d'elle-même, (6) la sangle, qui était vieille et moisie, se rompt tout à coup. Je tombe lourdement sur Socrate, dont le lit se trouvait au-dessous; je l'entraîne dans ma chute, et nous voilà tous deux roulant sur le carreau (I, 17, 1) Là-dessus le portier entre brusquement, en criant à tue-tête : Où êtes-vous donc maintenant, homme si pressé qui voulez partir, jour ou nuit ? Vous ronflez sous la couverture. (2) Je ne sais si ce fut la commotion, ou l'effet de cette voix discordante, mais voilà Socrate qui se réveille; et, le premier sur pied : Que les voyageurs ont raison, dit-il, de maudire ces valets d'auberge ! (3) Je dormais d'un si bon somme ! et il faut que ce drôle, qui n'entre ici que pour voler, je parie, vienne faire tapage et me réveiller en sursaut. (4) O bonheur inespéré ! comme je me relevai joyeux et alerte ! Honnête portier, m'écriai-je avec effusion, le voilà mon bon camarade, mon bon père, mon bon frère, que tu m'accusais cette nuit, ivrogne que tu es, d'avoir assassiné ! Puis serrant Socrate entre mes bras, je le couvrais de baisers. (5) Mais l'infâme ablution dont m'avaient infecté ces harpies tout à coup le saisissant au nez : (6) Arrière, dit-il en me repoussant; tu ne flaires pas comme baume. Et les quolibets de se succéder sur l'origine de ce parfum. (7) J'étais au supplice, tout en tâchant de riposter par quelque plaisanterie du même ton. Tout à coup, rompant les chiens, je lui frappe sur l'épaule : (8) Allons, dis-je, profitons de cette fraîche matinée pour commencer le voyage. Je reprends mon petit paquet, et, notre écot payé, nous nous mettons en route. (I, 18, 1) Nous avions déjà fait un bout de chemin quand l'aurore vint à paraître; et tout s'éclaire autour de nous. Alors, d'un oeil empressé, je cherche sur le cou de mon camarade la place où j'avais vu l'épée se plonger. (2) Étrange hallucination ! le sommeil et le vin ont-ils seuls créé ces affreuses images ? (3) Voilà Socrate, sain, dispos, sans une égratignure; plus de blessure, plus d'éponge, pas la moindre trace de cette plaie qui brillait si horriblement tout à l'heure. (4) Puis, m'adressant à lui : Vraiment les médecins ont bien raison, quand ils prétendent que c'est aux excès de table qu'il faut attribuer les mauvais rêves. (5) J'avais trop levé le coude hier au soir. Aussi la nuit ne m'a pas été douce, j'ai bien eu le plus abominable cauchemar... À cette heure encore, je crois me voir souillé, inondé de sang. (6) Non pas de sang, reprit-il d'un ton ricaneur, mais bien de quelque autre chose. (7) Au surplus, j'ai rêvé aussi, moi, et rêvé qu'on me coupait le cou. Une atroce douleur m'a saisi à la gorge; il m'a semblé qu'on m'arrachait le coeur.
"Ghismonda with the heart of Guiscardo" - Bernadino Mei 1650
"Ghismonda with the heart of Guiscardo" - Bernadino Mei 1650
Tiens, je respire encore à peine; les genoux me tremblent, je chancelle en marchant. Il me faudrait, je crois, quelque chose à manger pour me remettre. (8) Ton déjeuner est tout prêt, lui dis-je en ôtant mon bissac de dessus mon épaule, et m'empressant d'étaler du pain et du fromage devant lui. Asseyons-nous sous ce platane. (I, 19, 1) De mon côté, je me dispose à prendre ma part du repas, tout en suivant des yeux mon convive, qui dépêchait avidement les morceaux. Tout à coup je le vois qui pâlit, qui jaunit, et va tomber en défaillance. (2) L'altération de sa face était telle, que, mon imagination se peignant déjà les Furies de la veille à nos trousses, (3) l'effroi me saisit comme j'avalais la première bouchée, et le morceau, bien que des plus modestes, s'arrêta dans mon gosier sans pouvoir ni descendre ni remonter. (4) L'endroit était très fréquenté; ce qui mit ma terreur au comble. (5) Deux hommes cheminent ensemble; l'un d'eux meurt assassiné : le moyen de croire à l'innocence de l'autre ? (6) Cependant Socrate ayant donné raisonnablement sur la provende, se mit à crier la soif. (7) Notez qu'une bonne moitié d'un excellent fromage y avait passé. À deux pas du platane coulait une rivière; une belle nappe d'eau, paisible à l'oeil comme un lac, brillante comme l'argent, limpide comme le verre. (8) Vois cette onde, lui dis-je, c'est aussi appétissant que du lait : qui t'empêche de t'en régaler ? Mon homme se lève; et, après avoir cherché une place commode sur le bord s'agenouille et se penche le corps en avant, très empressé de mettre ce liquide en contact avec ses lèvres. (9) Mais à peine en ont-elles effleuré l'extrémité, que je vois soudain sa gorge se rouvrir. L'horrible plaie s'y creuse de nouveau. L'éponge s'en échappe, et avec elle deux ou trois gouttes de sang. (10) Socrate n'était plus qu'un cadavre qui allait choir, la tête la première, dans le fleuve, si je ne l'eusse retenu par un pied et ramené à grand effort sur la berge. (11) Là, après quelques larmes données bien à la hâte à mon pauvre camarade, je couvre son corps de sable, et j'en confie, pour toujours, le dépôt au voisinage de la rivière. (12) Alors, tremblant pour moi-même, je m'enfuis précipitamment par les passes les plus écartées, les plus solitaires. Enfin, la conscience aussi troublée que celle d'un meurtrier, j'ai dit adieu à mon foyer, à ma patrie, et je suis venu, exilé volontaire, m'établir en Étolie, où je me suis remarié. (I, 20, 1) Tel fut le récit d'Aristomène. Mais son compagnon s'obstinant dans son incrédulité première : (2) Fables, archifables que tout cela, dit-il. C'est bien l'invention la plus absurde ! Puis, se tournant de mon côté : Quoi ! vous, homme bien élevé, à en juger par votre extérieur et vos manières, vous ajouteriez foi à ces balivernes ? (3) Moi, repris-je, je crois qu'il n'est rien d'impossible, et que tout se fait ici-bas par prédestination. (4) Il n'est personne, prenez vous, moi, le premier venu, à qui il n'arrive journellement des choses étranges, de ces choses sans exemple, et qu'on ne veut pas croire, si l'on n'y a soi-même passé. (5) J'ai, quant à moi, confiance entière dans le récit de votre camarade, et je suis, d'ailleurs, très reconnaissant de l'aimable diversion qu'il s'est chargé de faire aux fatigues et aux ennuis du chemin. Tenez, je crois que ma monture s'en réjouit aussi; car me voici rendu aux portes de la ville, sans avoir exercé que mes oreilles, et en ménageant d'autant l'échine de la pauvre bête.

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